Nouvelles / Jardin - Maxime Thieffine, mars 2013
En 2013, Benjamin Hochart prolonge la série des Dodécaphonies (inaugurée en 2007) et réactive la méthode qui détermine leur production. Pour rappel, l’artiste choisit «un certain nombre d’outils (crayons, feutres, encres, spray) pour lesquels il décide d’un ordre d’utilisation, chacun devant être utilisé une fois avant de pouvoir l’être à nouveau; de surcroît, un geste particulier est assigné par outil» [1]. Il est essentiel d’aller au-delà de cette façon de produire, consignée dans les Répertoires, et richement commentée [2], pour s’arrêter devant le travail fini et en déployer les effets.
On pourrait voir dans ses grandes compositions un retour du refoulé pictural français, celui que la domination de l’art américain depuis les années cinquante à oblitéré: la nouvelle école de Paris (versant Wols, Hartung ou Riopelle) et ses descendants américains (surtout Joan Mitchell, Sam Francis ou Mark Tobey). Cet art de l’énergie gestuelle expressive et de la composition colorée a été éclipsé par la distance et le calcul Duchampien. Mais cela serait trop simple, on voit bien qu’ici le remplissage et la saturation des surfaces sont minutieusement organisés telle une marqueterie ou une tapisserie. D’autres voies ont été ouvertes entre ces deux visions de l’art, trop caricaturales et datées dans leur antagonisme.
On ne distingue maintenant plus si clairement l’ironie bienséante qui préfèrerait penser plutôt que de regarder - l’art en habit du dimanche dirons-nous - de cet autre art, débraillé ou en charentaise, qui ne saurait même parler. Les stars du grunge savent désormais porter le smoking. On sait composer avec le bruit. Les formes nées de la modernité se sont répandues hors de l’art, dans la culture populaire (commerciale ou folklorique) que les artistes ont en retour intégrée. D’ailleurs, Benjamin Hochart n’est pas peintre, un œil attentif saura rapprocher son travail, son trait et ses gestes d’un art du dessin, noble et débraillé à la fois, la bande-dessinée. Les comics, cartoons, illustrés, mangas, albums et fanzines ont été un bain de jouvence et de fraicheur pour des artistes comme Dubuffet, Lichtenstein, Erró ou Falhström. Cet univers leur a permis de repenser (entre autres questions) le lien entre le plaisir de faire et celui de voir.
Dans la première série des Dodécaphonies (2007), grouillaient spirales et efflorescences volcaniques: crevasses, écumes, nuées, langues de feu, éclairs, cristaux, pluies, étincelles, radiations, autant de phénomènes météorologiques, thermiques, organiques, tous très dynamiques qui, si on les imagine sous le crayon d’un auteur de BD se doivent justement d’être réinventés visuellement, pour raconter une histoire ou ponctuer une page. Dans les nouvelles Dodécaphonies (2013), feuillages, plumes, ailes, spirales, tentacules, coraux, alvéoles, doigts, déchirures s’infiltrent et apparaissent plus nettement dans des tons clairement acides, tropicaux et radieux, aériens (et moins telluriques que jadis) plus proches des Iles Marquises, mais après des essais nucléaires (ou serait-ce même pendant?).
Ces amalgames compulsifs et hyper denses évoque finalement plutôt les artistes bruts (comme Judith Scott, Augustin Lesage ou Fleury-Joseph Crépin) ou le bouillonnement de la musique psychédélique bruitiste (tel Lightning Bolt et les illustrations de Brian Chippendale) ou encore des artistes jouant avec le décoratif tel Atsuko Tanaka ou Philip Taaffe. C’est là que s’établit la distinction avec les peintres expressionnistes des années 50, Benjamin Hochart pratique le catalogage et l’émergence d’un langage autonome et systématisé, dont l’Hourloupe de Dubuffet serait la matrice. Il est autant dans l’échantillonnage et le photoshopage (détourage, extraction, décalque, déplacement, copie, variations) que dans l’invention d’une immense case de B.D. que les cadres épais et graphiques sont chargés de contenir. Une case où seraient imprimées toutes les onomatopées visuelles, débordements graphiques, punctum, coups d’éclats et explosions que sa rétine ait pu mémoriser au fil des années: un cadavre exquis mais tout seul. On perd ainsi la logique du récit linéaire pour être dans une simultanéité totale et l’égalité hiérarchique de tous les éléments.
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Son rapport à la trame, textile et urbaine, lui permet de resserrer le lien entre le haut et le bas, de raccommoder l’écart qui se tend sans cesse entre le sol, le sale, la ville et ses souterrains culturels, sa sous-culture populaire, son repli adolescent, son mauvais goût et la culture dite haute, celles des tableaux qui tiennent au mur. L’artiste utilise des procédures de la BD, de l’édition comme celles des beaux-arts : le geste humble du remplissage et de coloriage, une codification systématisée mais capricieuse, du papier mais tendu sur châssis, de la céramique qui flotte, des photocopies magnifiées, une organisation sérielle du travail autant que le fait main/do-it-yourself, toute une mythologie personnelle paradoxale.
S’il faut donc chercher un lien avec les années 50, il faudrait finalement regarder ailleurs, là où les catégories culturelles, sous l’impulsion de la mass culture américaine et ses courants dissidents, ont commencé à devenir étanches et floues, lorsque les avant-gardes ont rencontré la BD puis le punk. Ce moment de contamination stylistique, Benjamin Hochart a grandi dedans, à l’image d’une sculpture de Tetsumi Kudo, semblable à une fleur mutante et bâtarde où le dessin de la BD s’est émancipé de la feuille et de l’album, où le trait vit dans l’espace et en grand format tout en restant fidèle à son énergie et à sa réserve imaginaire.
- Voir Le dessin par le milieu de Johanna Carrier, dans Benjamin Hochart, Ed. Adera, 2012
- Voir l’interview de l’artiste par Joana Neves dans la revue Roven #3, 2010