J. Emil Sennewald - Dans le vortex des dessins de Benjamin Hochart, 2009
publié dans La perspective cavalière – Im Blick der Herrenreiter, Institut Français, Stuttgart
Ce texte suit les instructions reçues des dessins de Benjamin Hochart, plus précisément des dessins intitulés Dodécaphonies en référence à la musique atonale de Schönberg, au principe de composition utilisant la série des douze sons de la gamme chromatique. Hochart applique ici des règles précises: les crayons qu’il va utiliser pour un dessin sont placés à portée de main dans un ordre donné. Hochart commence son dessin au milieu de la feuille avec le premier crayon, qu’il ne reprendra par la suite qu’après avoir utilisé tous les autres l’un après l’autre. Cette contrainte lui permet, comme il le dit dans un entretien avec Pascal Beausse, « de faire un travail qui n’est pas le simple résultat d’un protocole de production mais une trace résiduelle de l’apparition de la forme[1]. » Le dessin révèle le moment de l’apparition de la forme. Il s’accomplit par dilatation, en cercles centrifuges s’élargissant vers la périphérie, chaque forme engendrant la forme suivante.
Ce texte est critique d’art. La critique d’art appréhende l’image d’art, l’authentifie, dresse des assignations, la salue comme on salue une connaissance. La critique d’art établit un espace de convivialité entre l’œuvre d’art, l’auteur et le lecteur. Écrire sur l’art implique la constitution d’un sujet. La critique d’art pose à priori l’existence de l’artiste et de son critique. Aussi ce texte, une commande de l’artiste destinée à accompagner des dessins, ne peut-il ni être un commentaire explicatif de ceux-ci (c’est-à-dire un mode d’emploi de lecture des images) ni les ennoblir par une approche historico-philosophique - ce que l’on attend habituellement de la critique d’art. Il ne peut que suivre les directives imposées par les images auxquelles il est assigné.
Ce texte constitue une tentative de réponse. De réponse aux images de Hochart en particulier, et à la question de la relation entre le texte et l’image en général. Relation indécise qui s’inscrit entre les pratiques de la désignation et de la description, entre les figures de la ressemblance et de la différence. Pensons aux phylactères de Öyvind Fahlström, un artiste auquel Hochart s’intéresse beaucoup actuellement : ils mettent en scène cette imprécision, donnent à l’écrit une assise bancale. Une relation problématique pour le métier de la critique d’art, qui doit à la fois s’approcher de, c’est-à-dire s’impliquer dans, et s’écarter de l’œuvre picturale. Problématique aussi dans la mesure où, dès lors, la ligne de démarcation entre deux registres catégoriels différents de l’expérience du réel – l’imaginaire et le symbolique – tendent à disparaître.
Si nous partons, avec Lacan, de l’idée d’un entrecroisement de ces deux catégories, l’œil du sujet regardant se trouve pris dans les rets du regard de l’image. Le regardant est attiré vers l’image par son désir d’y reconnaître à la fois quelque chose et lui-même comme sujet connaissant. Au moment même où s’instaure ce processus, le sujet est happé dans les structures de l’image et dans ses lois. Devient partie de l’image : « Sans doute, au fond de mon œil se peint le tableau. Le tableau, certes, est dans mon œil. Mais moi, je suis dans le tableau[2]. »
En allemand im Bilde sein, « être dans le tableau », signifie reconnaître, comprendre, être instruit de quelque chose. L’instruction de l’image implique l’institution d’un sujet, la mise au jour de son armature, de son masque, de son génie tutélaire: car l’image protège et enferme. Le champ visuel de l’image, l’instauration du sujet, les instruments de protection, c’est-à-dire tout ce qui attire le regardeur vers le tableau et l’enferme dans le mode d’être de l’image, ne sont pas présents dans l’espace au moment où il y pénètre. C’est lui qui les instaure, qui met en place les structures de ce « fond de l’œil » dont dit Hochart : « Ce qui m’intéresse, c’est de voir ce qui est au fond de l’œil. »
Mais comment faire surgir ce qui est au fond de l’œil? Comment représenter ce qui dispose à l’image.? La proposition de Hochart : en traversant l’espace aménagé par l’image. Le texte, placé en regard de l’image, est, comme le sujet qui regarde l’image, à la fois réceptif à l’image et « pris » par elle : il met en scène l’image et est en même temps positionné par elle. Ensemble, le texte et l’image s’actualisent à leur tour en image dans un processus spatial. Quand la genèse de ce processus passe au premier plan, apparaît alors ce qui d’ordinaire ne doit pas être vu : la structure dans l’agencement de ses parties.
En tant que réponse aux images de Hochart et à leurs directives, le texte qui suit obéit à trois règles :
- Il s’élabore à partir des métaphores convenues d’avance et de leur champ sémantique. Ici, les métaphores sont utilisées comme les crayons à dessin : elles donnent corps et forme au texte, ont un « halo sémantique », tout comme, dans un dessin ou une peinture, la disposition des ombres ou des couleurs est inséparable de leur valeur sémantique. Le texte n’utilise pas uniquement des termes explicites mais aussi des métaphores et leur champ sémantique.
- Le passage d’un champ métaphorique à l’autre s’effectue dans un ordre déterminé, le précédent ne pouvant être réintroduit que quand les deux autres auront été utilisés l’un après l’autre.
- Les limites du texte (comme les bords de la feuille de papier à dessin) sont fixées d’avance sur la base d’un nombre de signes typographiques et d’un temps d’écriture imposés. Ce faisant, alors que le nombre de signes doit être rigoureusement respecté, le temps, s’il ne peut pas être dépassé, peut être inférieur.
On remarquera qu’on a affaire ici à une formalisation des conditions dites normales, appliquées aujourd’hui aux textes de critique d’art. Un texte « bien construit » s’articule, en règle générale, à l’intérieur d’un champ métaphorique cohérent et bien défini, dans un espace donné (celui de la revue d’art, par ex.), en un temps déterminé par les conditions économiques (honoraires en fonction du nombre de signes typographiques indépendamment du temps employé) et techniques (date de parution et par conséquent date d’impression). La formalisation de ces paramètres met en relief leur fonction de dispositif conducteur dans son rapport avec l’image.
Ainsi, la formule adoptée pour ce texte est-elle – en référence à la musique dodécaphonique – le nombre 12 et ses multiples ou diviseurs : a. « eye-catcher », b. vortex, c. larve; 9920 signes typographiques (espaces compris, soit 4 pages normalisées de 2480 signes). Temps à disposition: 12 heures.
00 :00 :00 Un mot en entraîne un autre
Un dessin, écrit W. J. T. Mitchell, renvoie à l’idée d’attraction, d’attrait. Mitchell cite un poème de Turner dans lequel la peinture « se sent attirée par un objet[3].» Le mot anglais « drawing » signifie « dessin », « attraction », « traction ». Jean-Luc Nancy souligne cette dernière signification dans le « trait » de por-trait[4]. Quel est le mode d’être de l’image ? Par sa force d’attraction. L’image est attirante et tire à elle pour captiver et capter, enchaîner à sa structure. Mais comment agit cette attraction, comment se produit-elle ?
Tout d’abord par le langage. Celui-ci structure la surface sur laquelle jaillissent les images, donne à voir les « traits » d’une personne ou l’attrait d’une ligne. Le langage attire vers l’image, dans la mesure où il intime de se tourner vers elle et où il la pare des critères conventionnels de l’interprétation. Dans le mot allemand « Zeichung » (dessin) se trouve le mot « Zeichen » (signe) : la chose manifestée et le présage. Les signes, selon Walter Benjamin, permettent de « lire ce qui n’a jamais été écrit. » « Cette lecture est la plus ancienne : c’est la lecture avant le langage, dans les entrailles, les étoiles ou la danse[5]. » Pour Walter Benjamin le langage tient les images (rhétoriques) dans ses filets et les images forment ce qui s’exprime dans le langage.
L’attraction chez Mitchell se réfère à l’énoncé métaphorique prélinguistique en même temps qu’à l’énoncé métaphorique propre à chaque langue. Elle délie les liens qui lient le regardeur. On pourrait dire avec Merleau-Ponty qu’elle jette les poissons et garde le filet[6] dans lequel le regard est pris dans un tissu de signification, dans « un réseau de vecteurs » et un « foisonnement de lignes de force », bref : dans le sens.
Katsushika Hokusai, vers 1840, dans une estampe gravée sur bois appartenant à la série des « Cent vues du Mont Fuji » représente ce filet qui tient l’image : « Le Mont Fuji vu à travers une toile d’araignée » représente une toile d’araignée dont les fils convergents se disloquent en fragments linéaires au centre de la toile, là où se trouve l’araignée. La montagne n’est visible entièrement que derrière la toile intacte. L’araignée symbolise un désir insatiable d’images. D’images qui se prennent dans les fils, comme la feuille d’arbre de Hokusai, étrangement détaillée, prise dans les fils, obstrue la vue au travers de la toile d’araignée. Pour être pris dans le filet des images, il faut désirer s’en échapper. Ce désir est l’essence même de l’image. L’attraction de l’image est proportionnelle au désir d’en sortir.
Vortex
Ce désir de libération est engendré par le mouvement vers l’image. Il s’exerce dans un pouvoir d’attraction excentrique inversement proportionnel à la force d’attraction centrifuge de l’image. Ce désir part du corps, de sa propre force de gravitation qui l’attire dans le vortex des images. Selon Henri Lefebvre, le corps crée l’espace en projetant les filets qui le tiennent. Le processus de l’image emporte les filets sur son passage.
En 1857, un an avant sa mort, Andô Hiroshige reprend un motif qu’il avait utilisé deux ans auparavant dans la série des « Vues des sites célèbres des soixante et quelques provinces du Japon » : les tourbillons du détroit de Naruto entre les îles d’Awaji et de Shikoku. « Les tourbillons de Naruto au large d’Awa » est une planche appartenant à une série de trois triptyques sur les thèmes de la neige, de la lune et de la mer. Hiroshige, un maître du dessin et de l’estampe colorée, formule dans ses triptyques trois moments constitutifs de l’image : le fond réfléchissant (la neige), la lumière réfléchie (la lune) et le mouvement rythmique (la mer). Sur le fond réfléchissant semblable à la feuille blanche de papier, la ligne jaillit d’un « ondoiement de couleur blanche[7] », donnant une orientation à l’indéfini. Dans les ombres flottantes la ligne devient signe, prend forme et sens par réflexion de la lumière. Mais c’est dans le mouvement, quand, surgissant d’une vague telle une longue ligne droite qui se brise, elle se déploie, qu’elle devient ligne. Les lignes apparaissent et disparaissent dans un mouvement de flux et de reflux.
Dans une estampe de format vertical de 1855, « Les tourbillons de Naruto à Awa », Hiroshige oppose mouvement et immobilité. Les cercles concentriques des flots bouillonnants se calment aux abords du massif montagneux qui se dessine à l’horizon et leurs lignes apaisées en épousent les courbes. On a devant les yeux ce que décrit E. A. Poe 14 ans plus tôt dans sa nouvelle « Une Descente dans le Maelstrom[8] ». L’opposition clair – obscur introduit de véritables « tableaux » dans le récit, qui défilent devant les yeux horrifiés du spectateur. Le tourbillon lui-même semble subir l’attraction du regard: « Pendant que je regardais, ce courant prit une prodigieuse rapidité. » Plus loin, les rayons de la pleine lune ruissellent le long des murs noirs du vortex, semblant « chercher le fin fond de l’immense gouffre ».
L’estampe de Hiroshige illustre le récit de Poe. L’image – peu importe que Hiroshige ait connu ou non le texte de Poe – produit sur le texte une attraction irrésistible. Le lecteur, lisant la nouvelle de Poe, est aspiré dans les déclivités de l’image invisible et du récit imagé. Il entre dans le récit, voit, en même temps que le pêcheur, la surface de l’eau éclairée par la lune dans l’œil du cyclone : « Le bateau ne semblait pas plonger dans l’eau, mais la raser, comme une bulle d’air qui voltige sur la surface de la lame. »
Dériver « comme une calebasse sur la rivière », écrivait le poète Asai Ryôi au XVIIe siècle, c’est ce qui s’appelle ukiyo. Comparable à l’image de la vanitas baroque, l’ukiyo signifiait « le monde flottant » lié à la notion de l’impermanence de toute chose. Au XVIIe siècle, dans un véritable retournement de sens, le terme devient « la vie flottante », reflétant une attitude existentielle nouvelle vouée au culte des plaisirs éphémères, du luxe et des spectacles. Les estampes ukiyo-e, qui ont conservé l’ancienne signification d’images du monde flottant, comme la vague se brisant sur les rochers, se heurtent aux limites du support et au bloc d’impression en bois, attirant le regard dans les profondeurs du monde de l’éphémère.
Le triptyque horizontal de 1857 adoucit la dramaturgie. Dans le paysage, les remous de la mer déchaînée produisent des ouvertures dans l’image, des yeux ouverts sur le fond blanc. Formés par la rapidité de leurs volutes, ils regardent dans les yeux le spectateur qui s’attarde.
Larve
Par le mouvement qui lui donne naissance, l’image subit une métamorphose. Dans le lacis de fils qu’elle a tissé elle devient image-corps. Les Dodécaphonies de Hochart passent du dessin à l’objet sculptural, de la surface à l’espace, s’échappent du papier comme la trace laissée par la chenille, contiennent des ébauches de paysage (dans le style des maîtres de l’ukiyo-e), des explosions (avec des références au vorticisme d’un Percy Wyndham Lewis) ou des plantes (telles qu’on pourrait les trouver chez Paul Klee). Génotypiquement identiques à la réalité, ces objets-images contiennent le code de la réalité qui jaillit d’eux. « Toute image est susceptible de s’incorporer à un processus de récurrence matérialisant ou idéalisant » écrit Gilbert Simondon, « les objets-images sont presque des organismes, ou tout au moins des germes capables de revivre et de se développer dans le sujet[9]. » Le germe de cette incarnation et du coconnage des images provient du geste qui les instaure. La transformation des images « dans le sujet » correspond à la manière dont elles naissent à elles.
Les dessins de Hochart ne représentent pas une réalité absente. Placés dans l’espace en tant qu’objets, comme une sculpture, ils développent une identité phénotypique. Ils se manifestent tels qu’ils sont : des images en développement. Les expérimentations de Hochart sur le dessin aveugle, comme ses dessins réalisés selon des règles de composition rigoureuses, se développent à partir de l’idée que l’image en train de se faire révèle son mode d’apparition en tant qu’image. À la manière des larves qui produisent à partir d’un germe d’actions possibles une « forme » qui bouge. « Il est certain que ce germe du plan d’un mouvement », explique Paul Schilder au sujet de l’image-corps, « ne trouve son développement que pendant l’exécution de l’acte, et que les sensations provoquées par l’acte même auront une influence sur le développement du plan.[10] » La métamorphose induite par l’image réagit sur l’image : c’est seulement de la perspective du papillon que la chenille est un stade préliminaire prometteur de la perfection à venir.
eye-catcher
Le processus de l’image tire son énergie de la tension dialectique entre prendre et lâcher. L’image « prend » le spectateur par consanguinité (ressemblance), le retient par son altérité (différence), le relâche quand le désir fait corps avec l’image.
Dans le conte de Philipp Otto Runge de 1809, le Pêcheur et sa femme, composé pour les frères Grimm, le pêcheur prend un turbot. Celui-ci demande grâce. Impressionné d’entendre parler un poisson, le pêcheur le relâche. Celui-ci replonge au fond de l’eau, laissant après lui une longue traînée de sang. Un « fil rouge » qui va entraîner le pécheur toujours plus profondément dans le vortex des désirs de sa femme. Comment fonctionne une image ? Par dissolution du réel dans le mouvement du medium, comme la coulée de sang rouge dans l’eau. La ligne que dessine le corps blessé déclenche le récit et immobilise le regard sur les profondeurs de l’abîme.
Vortex
Les images percent un trou dans la réalité. De là provient leur attraction: la force de leurs désirs aspire le regard dans un monde fluide d’où jaillissent les images qui nous promettent un appui tandis que nous dérivons toujours plus profondément vers le fond de l’abîme.
Larve
Pouvons-nous voir ce qui se trouve au « fond de l’œil » ? Le processus de l’image lui donne forme et nous nous souvenons: là séjournent les esprits.
- Conversation Pascal Beausse – Benjamin Hochart, Paris, 22.2.2008, publiée dans Semaine n°10, Paris 2008.
- Jacques Lacan, « L’Anamorphose », dans: Le Séminaire, livre XI, Paris, 1973, p. 89.
- Das Leben der Bilder, München, 2008, p. 80.
- Jean-Luc Nancy, Au fond des images, Galilée, 2003.
- Walter Benjamin, « Über das mimetische Vermögen », dans: Medienästhetische Schriften, Frankfurt/Main, 2002, p. 126.
- Maurice Merleau-Ponty: La prose du monde, Gallimard, Paris 1969, p.66.
- Walter Benjamin, « Über die Malerei oder Zeichen und Mal », dans: Medienästhetische Schriften, ibid., p. 271.
- Edgar Allan Poe, Une Descente dans le Maelstrom, traduction de Charles Baudelaire.
- Gilbert Simondon, Imaginaire et Invention (1965-1966), Les Éditions de la Transparence, 2008.
- Paul Schindler, L’image du corps. Paris, 1968, p. 73.