Marion Zilio - Notre cerveau n'y peut rien, 2023

publié dans Pulp·e, catalogue de l’exposition, Drawing Lab Paris


Il suffit de peu. Deux ou trois pièces jetées nonchalamment sur une table pour que soudain un visage apparaisse. Deux points noirs encerclés ou cadrés par un appareil, et le phénomène de paréidolie reprend. « L’image, l’apparence, la forme » (eidōlon) est toujours « à côté de » (pará). Notre cerveau n’y peut rien. Son logiciel est ainsi configuré à voir du familier, du sens et de la cohérence en toute chose. À peine perçu, voici que notre structure cognitive (conditionnée par des siècles de rationalité occidentale) associe, range, classe l’objet nouveau dans une case, et, par là même, définit, identifie, assigne ou assujettit.

Qu’est-ce qui nous représente?

Avec méthode et ironie, Benjamin Hochart déplie les hypothèses de cette question lourde d’équivoques et de conséquences, sans jamais en épuiser les significations ni les potentialités heuristiques. Car il y a des verbes, à l’instar de « représenter », dont la polysémie nous embarque d’emblée dans une sorte de voyage métaphysique, où la politique s’entremêle aux apparences.

Qu’est-ce qui nous représente?

Les « président·es », bien sûr! Les bannières et les drapeaux qui nous rassemblent, ou nous opposent. Mais parce que les associations sont toujours libres et les assemblages plus prolixes, Benjamin Hochart joue de contaminations arbitraires et de rencontres improbables. Son enquête traverse ainsi un carnaval de formes politiques, où le pulp – bon marché et populaire – se lie avec des vocations spirituelles ou des considérations abstraites.

Qu’est-ce qui nous représente?

L’apparat qui nous fait apparaître? L’appareil ou l’outil qui moule notre perception? Car au fond tout est une question d’apparences. Hannah Arendt avait déjà posé le problème: la politique s’entend comme relation dans une sphère de l’apparence, où la personne s’expose. En délimitant un espace de projection, à l’image de l’agora ou du théâtre, l’Antiquité avait en effet rendu public ce qui demeurait dans le domaine du sacré: la politéia devenait chose publique, res publica. À travers l’appareil politique (on notera le lien entre appareil, apparat, apparaître), l’action et la parole peuvent, précise Arendt, se manifester.

Soit Parade Proteste (2019), des pancartes exhibant des fragments de corps: des lèvres pulpeuses, des mains de magicien, les yeux de Popeye et d’Olive, le sourire psychotique de Jack Nicholson, un intestin qui digère et défèque le contexte dont il se nourrit. Ces organes sans corps, attributs de personnages fameux ou anonymes, réels ou fictifs, composent un corps collectif, voire monstrueux. Sorte de parade zombie, manifestant en silence la diversité de ses références, ils constituent également une réserve d’éléments ou de stock de flux, qui pourront ensuite entrer dans des agencements nouveaux.

C’est ainsi que Benjamin Hochart boucle la boucle, tout en relançant les possibles. Car toute étape de travail peut devenir autre chose. Les divers appendices, provenant des patrons de couture de la série des Président·es (2017-2023), s’animent désormais dans le dos d’un costume bariolé (N+1 N+2, 2022). Ce dernier devient lui-même le protagoniste de petits films qui le mettent en jeu et en scène, selon les codes du thriller, du documentaire animalier ou du rite populaire. L’uniforme devient tour à tour personnage, créature ou décor.

Parade, parure. Manifeste proteste, où comment relier la singularité et la multiplicité. Chez Benjamin Hochart, les assemblages déclassent, résistent, sabotent l’ordre établi. Ils introduisent subrepticement le chaos à travers d’étranges rapprochements qui affolent les hiérarchies. Si le mot « appareil » provient du latin apparare (préparer pour) que l’on retrouve dans le sens d’apparat, cérémonie, éclat, décor, puis secondement dans dispositif, prothèse, instrument, engin, etc., il articule par conséquent des notions d’ornement, de fête ou de mises en scène avec celles de disposition, d’organisation et de construction du regard. C’est pourquoi les mascarades, les parades et carnavals sont autant de stratégies visant à retourner les instances de pouvoir qui contrôlent les apparences.

Au Drawing Lab se joue par conséquent une scène du paraître, où les doubles et les rebuts s’animent, tels des pantins. Ses travaux perturbent en cela les systèmes clos et court-circuitent les narrations tranquilles en revenant, telles des ritournelles, hanter ce qui se donne à voir. La veste géante, sorte d’arlequin à multiples facettes, danse le rigodon avec son patron de couture beige. Le folklore du nord de la France, d’où provient l’artiste, rencontre la figure du travailleur type en costard cravate de nos sociétés modernes. Si Benjamin Hochart inverse les rapports de force, il ne cesse de poursuivre sa réflexion sur la représentation, tout en la mettant en défaut. En multipliant ainsi les modes d’existences et d’apparitions, en autant de manières de voir que d’être vu, l’artiste déplie le réel et pluralise les mondes.

Fabienne Bideaud - Pulp·e... Et autres histoires, 2023

publié dans Pulp·e, catalogue de l’exposition, Drawing Lab Paris


« La clé du succès réside dans la force et l’agilité de mes mains. » Christopher Priest, Le Prestige, 1995

« Pulp·e » expose la fascination de Benjamin Hochart pour le fantastique, le monstrueux, les traditions populaires, le folklore, les trucages. Dans une approche de déhiérarchisation des genres, le « grand art » se mêle au trivial et au domestique. La manipulation de l’image et la narration sont les éléments clés de ce projet, construit sur la dimension du faire soi-même. La main du faire mais aussi la main du prestige, celle qui est au service de l’illusion. L’artiste nous les rend d’ailleurs visibles dans certaines œuvres comme dans les bannières de la série « Président·es » Mel (2018) et Audrey [1] (2022) ou la dernière scène de son film Générique (2023).

Benjamin Hochart allie les notions de théâtralité, décor, surface, magie, et propose pour « Pulp·e » un costume d’arlequin surdimensionné réalisé en patchwork, existant comme sculpture textile mais aussi comme espace fictionnel. L’artiste s’est directement inspiré de la famille Gayant, les géants de Douai, figures iconiques d’une parade populaire. Le corps se lie à l’espace comme présence mais aussi comme agent. Michel Foucault avait défini le corps comme étant de potentiels lieux: « Mon corps […] n’a pas de lieu, mais c’est de lui que sortent et que rayonnent tous les lieux possibles, réels ou utopiques [2]». Le costume l’induit ici et manifeste sa présence par sa grande dimension, évoquant un sentiment de masse, incarnant le carnaval. À ce sujet, Mikhaïl Bakhtine explique que les fêtes populaires sont des rassemblements attendus et libres où « un type particulier de communication humaine y présidait (sur la place publique): le commerce libre et familier [3]». À ce titre, le carnaval permettait le renversement des valeurs morales de la société. A-t-il encore une dimension politique aujourd’hui?

L’artiste déplace ce corps et performe la veste arlequin dans les films respectivement intitulés Générique, Rigodon, Apparition, Animal, Monte-en-l’air. À l’instar de la magie, le film offre la possibilité de créer des trucages dans l’image afin de parvenir à l’illusion. Le protocinéma et Georges Méliès en sont les fondateurs, en agissant directement sur la pellicule: couper, recoller, réorganiser les images. Pour ces tableaux manuellement façonnés, l’artiste s’inspire du burlesque et des films d’animation, et travaille l’ambiance sonore à partir de films de science-fiction et d’horreur [4]. Les films Pulp·e mettent donc en scène la veste de costume en tant qu’espace fictionnalisé ou comme personnage. Elle est tour à tour sujet de reportage animalier, surface de narration, décor, élément au cœur d’une intrigue. Construits avec un certain humour, les films pointent entre autres l’approche anthropocentrée de l’être humain.

Sa série de « Président·es » se déploie également dans l’espace, tels des personnages fictionnels qui nous scrutent et auxquels nous faisons face. Les formes anthropomorphiques que nous pouvons déceler proviennent d’images saisies du quotidien de l’artiste. En effet, Benjamin Hochart s’adonne à l’exercice de la paréidolie visuelle: interpréter des formes connues sur des surfaces a priori non représentatives (nuages, paysages, disposition aléatoire d’objets, etc.). Ces illusions d’optique sont intentionnellement surinterprétées pour proposer des lectures d’images strictement personnelles.

L’artiste travaille de façon générale les images en associations libres, qu’elles soient entières ou fragmentées, prélevées à partir de répertoires divers: des dessins tantriques, des bandes dessinées pulp, un costume de scène du groupe Talking Heads dans le film Stop Making Sense [5], un manga d’Osamu Tezuka [6], des pièces de monnaie posées sur une table, etc. À ces images référentes s’ajoutent des motifs récurrents reconnaissables, comme l’œil, le visage, des corps, etc., auxquels s’en additionnent d’autres ni tout à fait abstraits ni figuratifs. Ces formes s’assemblent pour créer des potentiels narratifs. La tradition orale et le récit donnent également naissance à des formes. Heinrich von Kleist considère d’ailleurs qu’à partir du moment où « les idées et leurs signes poursuivent ensemble leur marche en avant […] il y a coïncidence entre l’acte psychologique de la pensée et celui de l’expression [7]». Benjamin Hochart rejoint également l’idée de Walter Benjamin expliquant qu’« un grand conteur prendra toujours ses racines dans le peuple [8]». L’artiste analyse cet héritage, en élabore un vocabulaire à la fois textuel et imagé et y intègre des signes, des formes, beaucoup plus factuels comme des statistiques, ici incarnés par deux bancs formant un diagramme circulaire sur lesquels les spectateurs et spectatrices sont invités à s’asseoir. Il y questionne leur sens, leur utilité, leur véracité.

Tadam!

Le prestige opère, le spectacle est là, la parade existe, les films tournent en boucle. Les formes sont passées d’un support à l’autre tels des zombies qui reviennent en hanter d’autres, offrant de nouvelles narrations. Pouvant être lues comme des métaphores, les formes sont aussi politiques et clament un droit de présence et d’existence, d’occupation de l’espace et des espaces communs, et commentent la construction des images. L’affiche à l’entrée de l’exposition détourne les codes de communication visuelle pour nous laisser entrer dans les imaginaires du spectacle populaire.

  1. Dont les mains proviennent de l’affiche du film Les Mains d’Orlac (1924) du réalisateur Robert Wiene.

  2. Michel Foucault, Le Corps utopique, éd. lignes, 2009, p. 18; conférence radiophonique prononcée par M. Foucault le 7 décembre 1966 sur France Culture.

  3. Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, éd. Gallimard, Paris, 1970, p. 157

  4. Comme La Planète des vampires de Mario Bava, Profondo rosso de Dario Argento ou encore The Thing de John Carpenter, Flip the Frog de Ub Iwerks, Alice Comedies de Walt Disney, pour citer quelques exemples.

  5. Réalisé par Jonathan Demme en 1984.

  6. Osamu Tezuka, Bomba!, 1970, édition française 2023.

  7. Heinrich von Kleist, L’Élaboration de la pensée par le discours, éd. Allia, Paris, 2016, p. 29. Rédigé en 1805, ce texte a paru pour la première fois à titre posthume dans la revue Nord und Süd, en 1878.

  8. Walter Benjamin, Le Conteur, éd. Payot & Rivages, Paris, 2011, p 90. Ce texte a été publié pour la première fois en octobre 1936 dans la revue Orient und Okzident.

Pedro Morais - Benjamin Hochart, la démocratie directe des formes, 2018

le Quotidien de l’Art, n°1457, 15 mars


Pas de hasard si, pour sa récente exposition au studio Pilote à Paris, l’artiste convoquait deux femmes activistes : à la fois la «politique de joie de vivre» de Ynestra King, figure de l’écoféminisme (une mouvance qui est l’objet d’un intérêt renouvelé avec la publication du recueil Reclaim [1]), et la célèbre phrase attribuée à Emma Goldman, figure majeure de l’anarchisme – «Si je ne peux pas danser, je ne veux pas votre révolution» – qui lui a servi de titre.
Car l’élément principal de l’exposition, une série de bannières intitulées Président·es, ne manque pas de mordant concernant les représentations du pouvoir et les blasons d’autorité. Si la banderole ou le drapeau connaissent un nouvel élan actuellement dans l’art, Benjamin Hochart élargit leur potentiel en se posant la question: «Qu’est-ce que représenter ?». Pas vraiment un peuple ou une cause donc, mais notre rapport à la figuration.
Inscrivant ses formes sur des tissus pouvant aller de la toile de Jouy au wax, il emprunte une panoplie de figures lui permettant de jouer de nos projections anthropomorphiques (le rictus de Jack Nicholson dans le film Shining, des silhouettes d’une affiche de Rauschenberg pour la chorégraphe Trisha Brown, une boîte pédagogique Montessori ou ses propres mains en mode hypnotiseur) et d’affirmer son goût cannibale pour la bande dessinée et les contre-cultures graphiques.
Délaissant ses déflagrations dessinées, le textile a permis à l’artiste de poursuivre son attachement au monstrueux mais, telle cette bannière avec un intestin, l’ingestion a pris une dimension plus rituelle, animiste et transculturelle.

  1. Emilie Hache (dir.), Reclaim, Recueil de textes écoféministes, Paris, Cambourakis, 2016.

Andrea Novoa Rodriguez - Marcadet / Quatre Chemins, 2017

à propos de l’exposition If I can’t dance in your revolution, I’m not coming, Spatiu Intact, Cluj


Je me suis rendue compte aussitôt.
Mon corps est devenu partie [1] de l’histoire dès le début, sans le savoir.
Ou alors je ne voulais savoir. Et pourtant.

L’été s’était déroulé en joie, en angoisse, en réflexion. Une saison chargée d’écriture et de lecture, arrosée d’une musique constante, trop forte dans mes écouteurs. Un Florilège. La fin a été marquée par l’éclipse solaire totale du 21 août. Une autre s’était produite en 1979, mon année de naissance. Je ne me souviens pas. Je ne crois pas aux coïncidences. Nous sommes en 2017.

Bref.

La descente pressée vers la ligne 4 inaugure la rentrée. Je remets mes écouteurs. Je me sens protégée de tout autour. La plupart du temps la musique assourdit le tout, des visages [2] défilent, j’entends pas les «accidents de passagers». Parfois les entrailles de Paris coupent la 3G et là, l’angoisse, les corps à mes côtés reviennent, de rouille et d’os. Ça va pas. J’ai souscrit un Spotify Premium depuis. Je n’ai qu’à monter le volume et tout ira bien.

Niveau zéro, brille le soleil. Je survole [3] la ville, je galope mon son, mon pas rapide et rythmé. Je ne correspond pas à ce décor, ma musique trop forte non plus. Guilty pleasure [4]. Je veux que ce son ne s’arrête pas [5]. L’artiste ouvre la porte, on se sourit, je rate ses premiers mots avant de couper l’app protectrice.

L’atelier abrite des images qui sont des mots et les mots que l’on prononce tout le long deviennent des images. Mon quelque chose avec Les mots et les choses, je me dis que ça n’arrive pas qu’à moi [6]. Tout ce que je vois, tout ce qui est dit, pressenti, relève d’un extraordinaire que nous ne retrouvons que dans la vie de tous les jours, dans les transports en commun [7].

Sur le mur, une affiche [8] sans année, est datée au même moment que l’un de mes textes. Ça me fait sourire et je me dis que les fragments [9] tirés de cette rencontre sont la juste suite de nos conversations précédentes.

On se dit à bientôt. Je pars le sourire affiché et reprends la route. Je commence à écrire dans ma tête la lettre que vous lisez à présent. Je la finirai le 20 septembre 2017 à Genève tandis que des hélicoptères remplissent le ciel de Barcelone et que la Guardia Civil intervient des Institutions Publiques Catalanes à la recherche d’un futur passé que l’on pourrait dater en 1936. L’espoir consiste à attendre et tout ce qui est né de l’affection relève du genre épistolaire, je finis donc ma lettre portée par une nostalgie certaine, pas triste, plutôt comme dans une folie à deux.

PS: Je remonte le volume à nouveau. Quand même.

Andrea Novoa Rodriguez, septembre 2017

  1. Partie d’un corps social qui prend chez Benjamin Hochart forme tissée, floue, mouvementée, terrifiante, inquiète, rassurante. Les oeuvres présentes parcourent d’une manière aboutie et ouverte les problématiques soulevées dans son corpus de travail. Estampes, tissus et vidéo ont un statut de dessin ou peinture, sources et langages qui lui tiennent à coeur.

  2. Ces visages viennent préfigurer la série Président·es que je vais découvrir chez Benjamin. Anna (Haifisch), Robert (Rauschenberg), Mike (Kelley), Maria (Montessori), jusqu’à 15 candidats potentiels que l’artiste décrit dans des portraits d’un réel fragmentaire, autant déçu que dans l’espoir. Ses bannières semblent vouloir capter les visages sans nom que l’on croise en permanence, et dont nous fournissons la bande son, tel que je le faisais ce matin même.

  3. Un certain sentiment de dépassement nous envahit face au travail de Benjamin Hochart. Partie prenante et produits, protagonistes et spectateurs de notre monde, il nous pousse à en prendre conscience tout en gardant le doute de ce futur possible - ou pas. Intelligence artificielle, culture populaire, science fiction, art brut, une panoplie de sujets qui lui servent à composer des portraits sociétaux. Alan Turing, tu aurais dû nous prévenir!

  4. Un geste irresponsable et engagé, léger et féministe. Des mauvais morceaux écoutés sans l’avouer à personne. Joie de vivre. If I can’t dance in your revolution, I’m not coming. Ces mots, jamais prononcés par l’anarchiste féministe Emma Goldman, synthétisent pourtant sa pensée et donnent titre à l’exposition que Benjamin Hochart présente à la Fondation Spatiu Intact du 06 octobre au 15 décembre 2017. Culture populaire et savante se rejoignent dans un même élan.

  5. Accélération d’une société prise et apeurée par le vertige de sa vitesse. Des codes d’une époque que Benjamin Hochart tisse pour les questionner. Collection de tendres clins d’oeil à la mocheté, ses Président es sont des assemblages de malaise, de l’embellissement pourri, du séduisant malade. Des formes anthropomorphiques et molles prennent place sur ces blasons contemporains mixant époques, imaginaires et couleurs, et deviennent clameur politique. Qu’est ce que l’art?

  6. Benjamin Hochart déploie un langage qui maitrise les mots les dépassant, les traduisant en images de toutes natures, dont la lecture atteint les esprits les plus divers.

  7. «Dans l’Athènes d’aujourd’hui les transports en commun s’appellent «metaphorai». Pour rentrer à la maison, on prend une «métaphore» - un bus ou un train. Michel de Certeau, dans L’invention du quotidien (Gallimard, 1990)

  8. Affiche de son exposition Zombies Demain, que l’artiste présente un 17 avril à l’année imprécise. Le slogan «no love story, no hero, no heroine, no message, no questions, no answer» résume l’univers de l’artiste. Dans ma tête titillent les mots «no future». L’absence d’année sur l’affiche hésitant à dater la fin de l’avenir, revenant à l’espoir que tant de «non» semblent épuiser.

  9. Des images – ou des tableaux pour reprendre les mots de l’artiste – animés plutôt qu’une vidéo d’animation, Seul sur le sable est une pièce muette au son aigu. Récit sans fin qui défile fragmentaire et cousu, elle fait face aux Président·es et devient son décor, comme un papier peint qui serait, de toute façon, pour tous et pour toujours le même et son contraire.

Fabienne Bideaud - La tapisserie populaire, 2014

texte pour Aide Individuelle à la Création, DRAC Ile-de-France


Les images sont la base et l’inspiration du travail de Benjamin Hochart. Provenant de magazines populaires, d’ouvrages de littérature, de manuels d’histoire de l’art, d’internet, en couleurs ou en noir et blanc, elles sont collectées, archivées, assemblées, mises en parallèle. De ces associations naissent des dessins, des peintures, des installations, un travail en céramique ou des tapisseries. L’artiste est influencé par les arts populaires et s’en approprie les techniques artisanales.
La tapisserie l’intéresse pour la position qu’elle offre entre art et artisanat: « un engagement sensible, historique et politique mettant en jeu un savoir faire: force de résistance active face à la dématérialisation de tous les supports de son et d’image » [1].
Sur la surface tapissée émerge la présence d’images dites « référentes », entre abstraction et figuration. Benjamin Hochart souhaite pousser ce système à son paroxysme en atteignant les limites de l’association d’images hétérogènes, toujours dans sa quête de dé-hiérarchisation des genres et des valeurs.
Il regarde les grands artistes de tapisseries français: Lucien Coutaud et Jean Lurçat. La tapisserie est un medium qui fut souvent assimilé aux arts décoratifs et non considéré comme une œuvre d’art en tant que telle. Elle a pourtant connu un statut privilégié au sein de la création d’œuvres contemporaines dans les années 1970, où elle est devenue sculpture puisque pensée et conçue non plus dans la planéité mais en volume. Le début des années 1980 voit cette technique tomber en désuétude puisqu’il semble impossible d’emmener la tapisserie au-delà de la dimension sculpturale.
Nous assistons actuellement à un regain d’intérêt pour ce medium par une jeune génération d’artistes qui pose la question de la hiérarchie des genres et des valeurs conférées à une pratique dite artisanale, dont fait parti l’artiste Benjamin Hochart.

  1. Extrait de sa note d’intention pour la demande d’AIC 2014.

Maxime Thieffine - Nouvelles/Jardins, 2013

texte pour l’exposition Nouvelles/Jardin, galerie M. & T. de la Châtre


Pour sa deuxième exposition à la galerie M. & T. de la Châtre, Nouvelles/Jardin, Benjamin Hochart prolonge la série des Dodécaphonies (inaugurée en 2007) et réactive la méthode qui détermine leur production. Pour rappel, l’artiste choisit «un certain nombre d’outils (crayons, feutres, encres, spray) pour lesquels il décide d’un ordre d’utilisation, chacun devant être utilisé une fois avant de pouvoir l’être à nouveau; de surcroît, un geste particulier est assigné par outil» [1]. Il est essentiel d’aller au-delà de cette façon de produire, consignée dans les Répertoires, et richement commentée [2], pour s’arrêter devant le travail fini et en déployer les effets.

On pourrait voir dans ses grandes compositions un retour du refoulé pictural français, celui que la domination de l’art américain depuis les années cinquante à oblitéré: la nouvelle école de Paris (versant Wols, Hartung ou Riopelle) et ses descendants américains (surtout Joan Mitchell, Sam Francis ou Mark Tobey). Cet art de l’énergie gestuelle expressive et de la composition colorée a été éclipsé par la distance et le calcul Duchampien. Mais cela serait trop simple, on voit bien qu’ici le remplissage et la saturation des surfaces sont minutieusement organisés telle une marqueterie ou une tapisserie. D’autres voies ont été ouvertes entre ces deux visions de l’art, trop caricaturales et datées dans leur antagonisme.
On ne distingue maintenant plus si clairement l’ironie bienséante qui préfèrerait penser plutôt que de regarder - l’art en habit du dimanche dirons-nous - de cet autre art, débraillé ou en charentaise, qui ne saurait même parler. Les stars du grunge savent désormais porter le smoking. On sait composer avec le bruit. Les formes nées de la modernité se sont répandues hors de l’art, dans la culture populaire (commerciale ou folklorique) que les artistes ont en retour intégrée. D’ailleurs, Benjamin Hochart n’est pas peintre, un oeil attentif saura rapprocher son travail, son trait et ses gestes d’un art du dessin, noble et débraillé à la fois, la bande-dessinée. Les comics, cartoons, illustrés, mangas, albums et fanzines ont été un bain de jouvence et de fraicheur pour des artistes comme Dubuffet, Lichtenstein, Erró ou Falhström. Cet univers leur a permis de repenser (entre autres questions) le lien entre le plaisir de faire et celui de voir.

Dans la première série des Dodécaphonies, grouillaient spirales et efflorescences volcaniques: crevasses, écumes, nuées, langues de feu, éclairs, cristaux, pluies, étincelles, radiations, autant de phénomènes météorologiques, thermiques, organiques, tous très dynamiques qui, si on les imagine sous le crayon d’un auteur de BD se doivent justement d’être réinventés visuellement, pour raconter une histoire ou ponctuer une page. Dans les nouvelles Dodécaphonies, feuillages, plumes, ailes, spirales, tentacules, coraux, alvéoles, doigts, déchirures s’infiltrent et apparaissent plus nettement dans des tons clairement acides, tropicaux et radieux, aériens (et moins telluriques que jadis) plus proches des Iles Marquises, mais après des essais nucléaires (ou serait-ce même pendant?).

Ces amalgames compulsifs et hyper denses évoque finalement plutôt les artistes bruts (comme Judith Scott, Augustin Lesage ou Fleury-Joseph Crépin) ou le bouillonnement de la musique psychédélique bruitiste (tel Lightning Bolt et les illustrations de Brian Chippendale) ou encore des artistes jouant avec le décoratif tel Atsuko Tanaka ou Philip Taaffe. C’est là que s’établit la distinction avec les peintres expressionnistes des années 50, Benjamin Hochart pratique le catalogage et l’émergence d’un langage autonome et systématisé, dont l’Hourloupe de Dubuffet serait la matrice. Il est autant dans l’échantillonnage et le photoshopage (détourage, extraction, décalque, déplacement, copie, variations) que dans l’invention d’une immense case de B.D. que les cadres épais et graphiques sont chargés de contenir. Une case où seraient imprimées toutes les onomatopées visuelles, débordements graphiques, punctum, coups d’éclats et explosions que sa rétine ait pu mémoriser au fil des années: un cadavre exquis mais tout seul. On perd ainsi la logique du récit linéaire pour être dans une simultanéité totale et l’égalité hiérarchique de tous les éléments.

La nouvelle série des Fils (2013) réalisée en duo avec sa compagne et danseuse Marie-Charlotte Chevalier, semble justement sortir et flotter au devant de ces amas tissés serrés. Chaque fil tendu du sol au plafond relie différents fragments de céramique, émaillés ou non, qui sont les traces de gestes. Imprimés à quatre mains à partir d’une liste de verbes issus de l’analyse des facteurs du mouvement de Rudolf Laban, ils s’enchainent dans un sens de lecture vertical. Sculptures abstraites, phrases télégraphiques, partitions enregistrées, ces nouvelles pousses grimpantes sortent du sol en même temps que ces bouts de terre pleuvent du ciel. Elles soulignent le rapport essentiel du travail (dessiné ou pas) de Benjamin Hochart avec l’espace et son rapport particulier au sol.

J’aime imaginer cette situation cartoonesque, de Benjamin Hochart à quatre pattes sur les trottoirs de New-York en train de frotter ses feuilles A4 au graphite pour en conserver l’empreinte. Je l’imagine tout content de revenir le sac à dos plein de ses trouvailles au ras des pâquerettes dont il va ensuite explorer la matière, le bruit visuel de la ville, en agrandissant ces traces à la photocopieuse jusqu’au format A0 pour la série des Sols (2012-2013).

Son rapport à la trame, textile et urbaine, lui permet de resserrer le lien entre le haut et le bas, de raccommoder l’écart qui se tend sans cesse entre le sol, le sale, la ville et ses souterrains culturels, sa sous-culture populaire, son repli adolescent, son mauvais goût et la culture dite haute, celles des tableaux qui tiennent au mur. L’artiste utilise des procédures de la BD, de l’édition comme celles des beaux-arts: le geste humble du remplissage et de coloriage, une codification systématisée mais capricieuse, du papier mais tendu sur châssis, de la céramique qui flotte, des photocopies magnifiées, une organisation sérielle du travail autant que le fait main/do-it-yourself, toute une mythologie personnelle paradoxale.

S’il faut donc chercher un lien avec les années 50, il faudrait finalement regarder ailleurs, là où les catégories culturelles, sous l’impulsion de la mass culture américaine et ses courants dissidents, ont commencé à devenir étanches et floues, lorsque les avant-gardes ont rencontré la BD puis le punk. Ce moment de contamination stylistique, Benjamin Hochart a grandi dedans, à l’image d’une sculpture de Tetsumi Kudo, semblable à une fleur mutante et bâtarde où le dessin de la BD s’est émancipé de la feuille et de l’album, où le trait vit dans l’espace et en grand format tout en restant fidèle à son énergie et à sa réserve imaginaire.

  1. Voir « Le dessin par le milieu » de Johanna Carrier, dans Benjamin Hochart, Ed. Adera, 2012
  2. Voir l’interview de l’artiste par Joana Neves dans la revue Roven #3, 2010

J. Emil Sennewald - Dans le vortex des dessins de Benjamin Hochart, 2009

publié dans La perspective cavalière – Im Blick der Herrenreiter, Institut Français, Stuttgart


Ce texte suit les instructions reçues des dessins de Benjamin Hochart, plus précisément des dessins intitulés Dodécaphonies en référence à la musique atonale de Schönberg, au principe de composition utilisant la série des douze sons de la gamme chromatique. Hochart applique ici des règles précises: les crayons qu’il va utiliser pour un dessin sont placés à portée de main dans un ordre donné. Hochart commence son dessin au milieu de la feuille avec le premier crayon, qu’il ne reprendra par la suite qu’après avoir utilisé tous les autres l’un après l’autre. Cette contrainte lui permet, comme il le dit dans un entretien avec Pascal Beausse, « de faire un travail qui n’est pas le simple résultat d’un protocole de production mais une trace résiduelle de l’apparition de la forme[1]. » Le dessin révèle le moment de l’apparition de la forme. Il s’accomplit par dilatation, en cercles centrifuges s’élargissant vers la périphérie, chaque forme engendrant la forme suivante.

Ce texte est critique d’art. La critique d’art appréhende l’image d’art, l’authentifie, dresse des assignations, la salue comme on salue une connaissance. La critique d’art établit un espace de convivialité entre l’œuvre d’art, l’auteur et le lecteur. Écrire sur l’art implique la constitution d’un sujet. La critique d’art pose à priori l’existence de l’artiste et de son critique. Aussi ce texte, une commande de l’artiste destinée à accompagner des dessins, ne peut-il ni être un commentaire explicatif de ceux-ci (c’est-à-dire un mode d’emploi de lecture des images) ni les ennoblir par une approche historico-philosophique - ce que l’on attend habituellement de la critique d’art. Il ne peut que suivre les directives imposées par les images auxquelles il est assigné.

Ce texte constitue une tentative de réponse. De réponse aux images de Hochart en particulier, et à la question de la relation entre le texte et l’image en général. Relation indécise qui s’inscrit entre les pratiques de la désignation et de la description, entre les figures de la ressemblance et de la différence. Pensons aux phylactères de Öyvind Fahlström, un artiste auquel Hochart s’intéresse beaucoup actuellement : ils mettent en scène cette imprécision, donnent à l’écrit une assise bancale. Une relation problématique pour le métier de la critique d’art, qui doit à la fois s’approcher de, c’est-à-dire s’impliquer dans, et s’écarter de l’œuvre picturale. Problématique aussi dans la mesure où, dès lors, la ligne de démarcation entre deux registres catégoriels différents de l’expérience du réel – l’imaginaire et le symbolique – tendent à disparaître.

Si nous partons, avec Lacan, de l’idée d’un entrecroisement de ces deux catégories, l’œil du sujet regardant se trouve pris dans les rets du regard de l’image. Le regardant est attiré vers l’image par son désir d’y reconnaître à la fois quelque chose et lui-même comme sujet connaissant. Au moment même où s’instaure ce processus, le sujet est happé dans les structures de l’image et dans ses lois. Devient partie de l’image : « Sans doute, au fond de mon œil se peint le tableau. Le tableau, certes, est dans mon œil. Mais moi, je suis dans le tableau[2]. »

En allemand im Bilde sein, « être dans le tableau », signifie reconnaître, comprendre, être instruit de quelque chose. L’instruction de l’image implique l’institution d’un sujet, la mise au jour de son armature, de son masque, de son génie tutélaire: car l’image protège et enferme. Le champ visuel de l’image, l’instauration du sujet, les instruments de protection, c’est-à-dire tout ce qui attire le regardeur vers le tableau et l’enferme dans le mode d’être de l’image, ne sont pas présents dans l’espace au moment où il y pénètre. C’est lui qui les instaure, qui met en place les structures de ce « fond de l’œil » dont dit Hochart : « Ce qui m’intéresse, c’est de voir ce qui est au fond de l’œil. »

Mais comment faire surgir ce qui est au fond de l’œil? Comment représenter ce qui dispose à l’image.? La proposition de Hochart : en traversant l’espace aménagé par l’image. Le texte, placé en regard de l’image, est, comme le sujet qui regarde l’image, à la fois réceptif à l’image et « pris » par elle : il met en scène l’image et est en même temps positionné par elle. Ensemble, le texte et l’image s’actualisent à leur tour en image dans un processus spatial. Quand la genèse de ce processus passe au premier plan, apparaît alors ce qui d’ordinaire ne doit pas être vu : la structure dans l’agencement de ses parties.

En tant que réponse aux images de Hochart et à leurs directives, le texte qui suit obéit à trois règles :

  1. Il s’élabore à partir des métaphores convenues d’avance et de leur champ sémantique. Ici, les métaphores sont utilisées comme les crayons à dessin : elles donnent corps et forme au texte, ont un « halo sémantique », tout comme, dans un dessin ou une peinture, la disposition des ombres ou des couleurs est inséparable de leur valeur sémantique. Le texte n’utilise pas uniquement des termes explicites mais aussi des métaphores et leur champ sémantique.
  2. Le passage d’un champ métaphorique à l’autre s’effectue dans un ordre déterminé, le précédent ne pouvant être réintroduit que quand les deux autres auront été utilisés l’un après l’autre.
  3. Les limites du texte (comme les bords de la feuille de papier à dessin) sont fixées d’avance sur la base d’un nombre de signes typographiques et d’un temps d’écriture imposés. Ce faisant, alors que le nombre de signes doit être rigoureusement respecté, le temps, s’il ne peut pas être dépassé, peut être inférieur.

On remarquera qu’on a affaire ici à une formalisation des conditions dites normales, appliquées aujourd’hui aux textes de critique d’art. Un texte « bien construit » s’articule, en règle générale, à l’intérieur d’un champ métaphorique cohérent et bien défini, dans un espace donné (celui de la revue d’art, par ex.), en un temps déterminé par les conditions économiques (honoraires en fonction du nombre de signes typographiques indépendamment du temps employé) et techniques (date de parution et par conséquent date d’impression). La formalisation de ces paramètres met en relief leur fonction de dispositif conducteur dans son rapport avec l’image.

Ainsi, la formule adoptée pour ce texte est-elle – en référence à la musique dodécaphonique – le nombre 12 et ses multiples ou diviseurs : a. « eye-catcher », b. vortex, c. larve; 9920 signes typographiques (espaces compris, soit 4 pages normalisées de 2480 signes). Temps à disposition: 12 heures.

00 :00 :00 Un mot en entraîne un autre
Un dessin, écrit W. J. T. Mitchell, renvoie à l’idée d’attraction, d’attrait. Mitchell cite un poème de Turner dans lequel la peinture « se sent attirée par un objet[3].» Le mot anglais « drawing » signifie « dessin », « attraction », « traction ». Jean-Luc Nancy souligne cette dernière signification dans le « trait » de por-trait[4]. Quel est le mode d’être de l’image ? Par sa force d’attraction. L’image est attirante et tire à elle pour captiver et capter, enchaîner à sa structure. Mais comment agit cette attraction, comment se produit-elle ?

Tout d’abord par le langage. Celui-ci structure la surface sur laquelle jaillissent les images, donne à voir les « traits » d’une personne ou l’attrait d’une ligne. Le langage attire vers l’image, dans la mesure où il intime de se tourner vers elle et où il la pare des critères conventionnels de l’interprétation. Dans le mot allemand « Zeichung » (dessin) se trouve le mot « Zeichen » (signe) : la chose manifestée et le présage. Les signes, selon Walter Benjamin, permettent de « lire ce qui n’a jamais été écrit. » « Cette lecture est la plus ancienne : c’est la lecture avant le langage, dans les entrailles, les étoiles ou la danse[5]. » Pour Walter Benjamin le langage tient les images (rhétoriques) dans ses filets et les images forment ce qui s’exprime dans le langage.

L’attraction chez Mitchell se réfère à l’énoncé métaphorique prélinguistique en même temps qu’à l’énoncé métaphorique propre à chaque langue. Elle délie les liens qui lient le regardeur. On pourrait dire avec Merleau-Ponty qu’elle jette les poissons et garde le filet[6] dans lequel le regard est pris dans un tissu de signification, dans « un réseau de vecteurs » et un « foisonnement de lignes de force », bref : dans le sens.

Katsushika Hokusai, vers 1840, dans une estampe gravée sur bois appartenant à la série des « Cent vues du Mont Fuji » représente ce filet qui tient l’image : « Le Mont Fuji vu à travers une toile d’araignée » représente une toile d’araignée dont les fils convergents se disloquent en fragments linéaires au centre de la toile, là où se trouve l’araignée. La montagne n’est visible entièrement que derrière la toile intacte. L’araignée symbolise un désir insatiable d’images. D’images qui se prennent dans les fils, comme la feuille d’arbre de Hokusai, étrangement détaillée, prise dans les fils, obstrue la vue au travers de la toile d’araignée. Pour être pris dans le filet des images, il faut désirer s’en échapper. Ce désir est l’essence même de l’image. L’attraction de l’image est proportionnelle au désir d’en sortir.

Vortex
Ce désir de libération est engendré par le mouvement vers l’image. Il s’exerce dans un pouvoir d’attraction excentrique inversement proportionnel à la force d’attraction centrifuge de l’image. Ce désir part du corps, de sa propre force de gravitation qui l’attire dans le vortex des images. Selon Henri Lefebvre, le corps crée l’espace en projetant les filets qui le tiennent. Le processus de l’image emporte les filets sur son passage.

En 1857, un an avant sa mort, Andô Hiroshige reprend un motif qu’il avait utilisé deux ans auparavant dans la série des « Vues des sites célèbres des soixante et quelques provinces du Japon » : les tourbillons du détroit de Naruto entre les îles d’Awaji et de Shikoku. « Les tourbillons de Naruto au large d’Awa » est une planche appartenant à une série de trois triptyques sur les thèmes de la neige, de la lune et de la mer. Hiroshige, un maître du dessin et de l’estampe colorée, formule dans ses triptyques trois moments constitutifs de l’image : le fond réfléchissant (la neige), la lumière réfléchie (la lune) et le mouvement rythmique (la mer). Sur le fond réfléchissant semblable à la feuille blanche de papier, la ligne jaillit d’un « ondoiement de couleur blanche[7] », donnant une orientation à l’indéfini. Dans les ombres flottantes la ligne devient signe, prend forme et sens par réflexion de la lumière. Mais c’est dans le mouvement, quand, surgissant d’une vague telle une longue ligne droite qui se brise, elle se déploie, qu’elle devient ligne. Les lignes apparaissent et disparaissent dans un mouvement de flux et de reflux.

Dans une estampe de format vertical de 1855, « Les tourbillons de Naruto à Awa », Hiroshige oppose mouvement et immobilité. Les cercles concentriques des flots bouillonnants se calment aux abords du massif montagneux qui se dessine à l’horizon et leurs lignes apaisées en épousent les courbes. On a devant les yeux ce que décrit E. A. Poe 14 ans plus tôt dans sa nouvelle « Une Descente dans le Maelstrom[8] ». L’opposition clair – obscur introduit de véritables « tableaux » dans le récit, qui défilent devant les yeux horrifiés du spectateur. Le tourbillon lui-même semble subir l’attraction du regard: « Pendant que je regardais, ce courant prit une prodigieuse rapidité. » Plus loin, les rayons de la pleine lune ruissellent le long des murs noirs du vortex, semblant « chercher le fin fond de l’immense gouffre ».

L’estampe de Hiroshige illustre le récit de Poe. L’image – peu importe que Hiroshige ait connu ou non le texte de Poe – produit sur le texte une attraction irrésistible. Le lecteur, lisant la nouvelle de Poe, est aspiré dans les déclivités de l’image invisible et du récit imagé. Il entre dans le récit, voit, en même temps que le pêcheur, la surface de l’eau éclairée par la lune dans l’œil du cyclone : « Le bateau ne semblait pas plonger dans l’eau, mais la raser, comme une bulle d’air qui voltige sur la surface de la lame. »

Dériver « comme une calebasse sur la rivière », écrivait le poète Asai Ryôi au XVIIe siècle, c’est ce qui s’appelle ukiyo. Comparable à l’image de la vanitas baroque, l’ukiyo signifiait « le monde flottant » lié à la notion de l’impermanence de toute chose. Au XVIIe siècle, dans un véritable retournement de sens, le terme devient « la vie flottante », reflétant une attitude existentielle nouvelle vouée au culte des plaisirs éphémères, du luxe et des spectacles. Les estampes ukiyo-e, qui ont conservé l’ancienne signification d’images du monde flottant, comme la vague se brisant sur les rochers, se heurtent aux limites du support et au bloc d’impression en bois, attirant le regard dans les profondeurs du monde de l’éphémère.

Le triptyque horizontal de 1857 adoucit la dramaturgie. Dans le paysage, les remous de la mer déchaînée produisent des ouvertures dans l’image, des yeux ouverts sur le fond blanc. Formés par la rapidité de leurs volutes, ils regardent dans les yeux le spectateur qui s’attarde.

Larve
Par le mouvement qui lui donne naissance, l’image subit une métamorphose. Dans le lacis de fils qu’elle a tissé elle devient image-corps. Les Dodécaphonies de Hochart passent du dessin à l’objet sculptural, de la surface à l’espace, s’échappent du papier comme la trace laissée par la chenille, contiennent des ébauches de paysage (dans le style des maîtres de l’ukiyo-e), des explosions (avec des références au vorticisme d’un Percy Wyndham Lewis) ou des plantes (telles qu’on pourrait les trouver chez Paul Klee). Génotypiquement identiques à la réalité, ces objets-images contiennent le code de la réalité qui jaillit d’eux. « Toute image est susceptible de s’incorporer à un processus de récurrence matérialisant ou idéalisant » écrit Gilbert Simondon, « les objets-images sont presque des organismes, ou tout au moins des germes capables de revivre et de se développer dans le sujet[9]. » Le germe de cette incarnation et du coconnage des images provient du geste qui les instaure. La transformation des images « dans le sujet » correspond à la manière dont elles naissent à elles.

Les dessins de Hochart ne représentent pas une réalité absente. Placés dans l’espace en tant qu’objets, comme une sculpture, ils développent une identité phénotypique. Ils se manifestent tels qu’ils sont : des images en développement. Les expérimentations de Hochart sur le dessin aveugle, comme ses dessins réalisés selon des règles de composition rigoureuses, se développent à partir de l’idée que l’image en train de se faire révèle son mode d’apparition en tant qu’image. À la manière des larves qui produisent à partir d’un germe d’actions possibles une « forme » qui bouge. « Il est certain que ce germe du plan d’un mouvement », explique Paul Schilder au sujet de l’image-corps, « ne trouve son développement que pendant l’exécution de l’acte, et que les sensations provoquées par l’acte même auront une influence sur le développement du plan.[10] » La métamorphose induite par l’image réagit sur l’image : c’est seulement de la perspective du papillon que la chenille est un stade préliminaire prometteur de la perfection à venir.

eye-catcher
Le processus de l’image tire son énergie de la tension dialectique entre prendre et lâcher. L’image « prend » le spectateur par consanguinité (ressemblance), le retient par son altérité (différence), le relâche quand le désir fait corps avec l’image.

Dans le conte de Philipp Otto Runge de 1809, le Pêcheur et sa femme, composé pour les frères Grimm, le pêcheur prend un turbot. Celui-ci demande grâce. Impressionné d’entendre parler un poisson, le pêcheur le relâche. Celui-ci replonge au fond de l’eau, laissant après lui une longue traînée de sang. Un « fil rouge » qui va entraîner le pécheur toujours plus profondément dans le vortex des désirs de sa femme. Comment fonctionne une image ? Par dissolution du réel dans le mouvement du medium, comme la coulée de sang rouge dans l’eau. La ligne que dessine le corps blessé déclenche le récit et immobilise le regard sur les profondeurs de l’abîme.

Vortex
Les images percent un trou dans la réalité. De là provient leur attraction: la force de leurs désirs aspire le regard dans un monde fluide d’où jaillissent les images qui nous promettent un appui tandis que nous dérivons toujours plus profondément vers le fond de l’abîme.

Larve
Pouvons-nous voir ce qui se trouve au « fond de l’œil » ? Le processus de l’image lui donne forme et nous nous souvenons: là séjournent les esprits.

  1. Conversation Pascal Beausse – Benjamin Hochart, Paris, 22.2.2008, publiée dans Semaine n°10, Paris 2008.
  2. Jacques Lacan, « L’Anamorphose », dans: Le Séminaire, livre XI, Paris, 1973, p. 89.
  3. Das Leben der Bilder, München, 2008, p. 80.
  4. Jean-Luc Nancy, Au fond des images, Galilée, 2003.
  5. Walter Benjamin, « Über das mimetische Vermögen », dans: Medienästhetische Schriften, Frankfurt/Main, 2002, p. 126.
  6. Maurice Merleau-Ponty: La prose du monde, Gallimard, Paris 1969, p.66.
  7. Walter Benjamin, « Über die Malerei oder Zeichen und Mal », dans: Medienästhetische Schriften, ibid., p. 271.
  8. Edgar Allan Poe, Une Descente dans le Maelstrom, traduction de Charles Baudelaire.
  9. Gilbert Simondon, Imaginaire et Invention (1965-1966), Les Éditions de la Transparence, 2008.
  10. Paul Schindler, L’image du corps. Paris, 1968, p. 73.

Pascal Beausse - Fragment d'une conversation, 2008

publié dans Semaine n°10, éditions Analogues, catalogue de l’exposition, Le fort du Bruissin


On ne rêve pas avec des mots mais avec des images, Paris, le 22 février 2008.

Pascal Beausse : Ta dernière exposition, au fort du Bruissin, est pleine de déclarations. Il y a une mise en forme de la complexité. Une canalisation du flux de la création. Il y aurait un point commun entre les dessins, sortes de cartographies et empreintes du travail de l’art, et les sculptures : la forme est la déduction d’un processus où tu as observé le devenir des matériaux à travers leur manipulation. Les dessins intitulés Dodécaphonies expriment ainsi une expansion centrifuge de la forme.

Benjamin Hochart : Ces dessins appartiennent en effet à l’une des catégories dans lesquelles je range les choses que je réalise : celle des processus-protocoles-procédés, subdivisée en sous-dossiers tels que contraintes, règles, codes. La contrainte me permet de faire un travail qui n’est pas le simple résultat d’un protocole de production mais une trace résiduelle de l’apparition de la forme. Dans ces Dodécaphonies, le protocole de départ consiste à dessiner selon une règle oulipienne, littéraire et musicale. Le dessin naît à la fois de cette règle précise et d’un geste spontané qui échappe à toute figure. Bien que j’essaye d’y inclure des petites idées de figure, de la même manière que sur une tapisserie de Alighiero e Boetti on peut reconnaître certains objets. Et dans le même temps, ça reste des aplats de couleur. Il y a cette idée de la sensation. Une sorte de flou élégant et désinvolte, forcément échappé de l’inconscient. Cette règle à l’origine du dessin est une manière de faire quelque chose de précis, rigoureux, bien défini ; et puis finalement, le dessin va à l’opposé - et le mode de production se détache de la règle initiale.
Ce qui m’intéresse avant tout, c’est de questionner l’apparition de la forme. Finalement, ce n’est pas tant le sujet, ou le “message” qui m’intéresse mais le fait que cette forme posée devant nous serait le message, par elle-même, dans ce qu’il y aurait à voir. Ces Dodécaphonies découlent à la fois de la mise en œuvre de règles très précises et d’un geste spontané, ainsi que de l’utilisation de matériaux qui sont des fascinations de travail. Ces protocoles sont donc une manière pour moi d’utiliser des choses qui n’étaient pas présentes auparavant dans mon travail, où par exemple il n’y avait jamais de couleur. Ici, elle apparaît énormément. Mon travail devient processuel et pictural. La contrainte me permet d’utiliser des choses très exubérantes, qui m’éloignent du côté ascétique que pouvaient avoir mes travaux antérieurs. C’est donc une façon pour moi d’empêcher et de provoquer tout à la fois l’apparition du formalisme. C’est l’acte de dessiner qui fait naître la forme et engendre un formalisme. Il y a un pré-dessin, une structure mentale que je prépare pour introduire le dessin sans qu’il y ait de chose à représenter.

Pascal Beausse : Dans Table rase, faisons du passé, les chutes de la fabrication d’un ensemble de sculptures modulaires sont présentes non pas comme des témoins mais des constituantes mêmes d’une installation, en explicitant le passage du plan au volume qui s’opère dans la construction d’une sculpture. Puisque les étapes de la production de la forme sont explicites, ce type de discours est évacué et nous amène à autre chose : le “contenant” de ces coffres empilés…

Benjamin Hochart : Je considère cette pièce comme un moulage. Et c’est aussi un arrachage d’une matière première que j’ai dû réaliser. Au départ, il s’agissait de dessiner sur ces plaques des variations, très liées au son, d’une autre manière que les Dodécaphonies, mais plus proches de ce que pouvait être Broadway Boogie-Woogie de Mondrian, par exemple. Comme un document du monde. Le protocole consistait, en s’extrayant du dessin, à réussir à suffisamment évider ces plaques de manière à obtenir le maximum de petites surfaces me permettant de réaliser ces boîtes, qui deviennent des coffres par l’ajout de poignées, en évoquant le transport. J’aime suggérer l’idée que l’on puisse utiliser la pièce, s’en saisir. Il y a l’histoire d’une expérience, opposée à l’idée d’une explicitation mais qui serait plutôt de l’ordre du conte. Est-il initiatique ? En tout cas, il y a transmission : d’idée, de forme, de point de vue, de document, mais pas de message.

Pascal Beausse : Parlons de narration dans ton travail…

Benjamin Hochart : En intitulant l’exposition Tourner (au carré), j’invite à entrer dans un espace parcourable deux fois. J’ai envie que l’on s’approche de quelque chose qui serait de l’ordre de l’entropie. S’il n’y a pas de cartels dans cette exposition, bien que les titres soient très importants pour moi, c’est parce que je voulais qu’il n’y ait pas de texte, pour faire en sorte que chaque pièce relève de la pure forme et soit une partie d’un paradigme de texte. Chacune des pièces renvoie à une autre, comme une partie. Sauf qu’on y entre sans introduction ni conclusion. On entre dans une chose entamée par le milieu.
Le conte est important pour moi, depuis longtemps, depuis l’enfance où il était présent dans un égrènement quotidien. Walter Benjamin a écrit un texte intitulé Le Narrateur, qui est aussi traduit Le Conteur. Cette idée d’expérience à l’encontre du message, à l’encontre de l’information, rejoint ce que Benjamin énonce sur la narration, qui est fondamentalement l’opposé de l’information, dans le sens où il y a expérience et transmission.

Pascal Beausse : Le conte n’est pas seulement voué à l’édification morale. C’est une initiation. Merci Monsieur Bettelheim. Le conte détient en programme une préparation à la complexité de la vie. L’idée que chacun contient en son for intérieur la part la plus belle et le plus odieuse aussi de l’humanité – en potentiel. Et c’est à chacun de choisir son chemin pour se construire. C’est l’image que tu nous proposes, il me semble : l’image du procesus d’une sculpture de soi.

Benjamin Hochart : Je crois que c’est ce que l’art essaie de toucher. Et c’est ce que je tente de dire dans ma sculpture, en utilisant un accident très personnel et en tentant de le rendre universel. Il y a pour moi quelque chose de très important : le principe d’amélioration du monde, auquel je crois fondamentalement. Cela part d’un principe d’amélioration à titre individuel. J’ai choisi l’art effectivement pour me sculpter moi-même. Pour apprendre. Tout est né de ce constat : je suis maladroit. Saisir quelque chose et le faire tomber. Vouloir prendre de l’encre et la renverser sur ma feuille. Être au monde de façon un peu bancale. Pour lutter contre ça, pour m’améliorer, non pas seulement pour moi mais aussi pour les autres, il fallait que je me saisisse de ce qui me semblait être le plus dur pour exister dans le monde. Et dans le monde de l’art, et dans l’art du monde. En tant que maladroit, c’était donc forcément de faire des objets qui tiennent dans le monde, qui ne s’écroulent pas, qui résistent. Parce qu’au départ, il y a une position bancale.

Pascal Beausse : En t’écoutant dire ces choses essentielles, qui me réjouissent, je pense à une déclaration récente de Jimmie Durham, sous forme de dessin, avec un code-barre tracé volontairement de façon maladroite, en bas à gauche. Et le texte du dessin, inscrit au centre de la feuille est : « Humanity is not a completed project ». L’humanité est un projet inachevé. Il y a cette compréhension par l’artiste du fait que le processus d’humanisation est à poursuivre, à prolonger. Nous devons le prendre en charge tout en acceptant l’incomplétude. Mais en tentant malgré tout de viser à une amélioration. Non pas par la mise en route des fantasmes de la machinerie, de la quincaillerie technologique, de la biotechnologie, mais par la force de l’intelligence. C’est la force de l’art, qui va du sensible à l’idée : produire de l’intelligence à travers la forme.

Benjamin Hochart : Vive Jimmie Durham ! L’art est une résistance, une voie unique pour avancer vers l’intelligence commune.

Pascal Beausse - Fragment d’une conversation, 2007

publié dans Les enfants du sabbat 8, catalogue de l’exposition, Le Creux de l’enfer


La groseille et le cassis, entretien, Thiers, le 27 février 2007.

Pascal Beausse : S’il te plaît Benjamin, raconte-moi encore une fois l’histoire de la groseille !

Benjamin Hochart : Un jour, dans le jardin de mes parents, en égrenant les cassissiers pour faire de la confiture, au milieu d’une montagne de cassis, je trouve une groseille. Naïf, émerveillé, je la montre à mon père : « Regarde Papa, une groseille a poussé sur un cassissier ! ». Moqueur, il m’assène alors avec autorité : « Voyons, c’est impossible ! »
Ma décision de faire de la sculpture vient peut-être de là. C’était la première fois que je réfléchissais à la remise en cause de l’ordre des choses. Nous avons aujourd’hui le sentiment de tellement bien connaître le monde, que cette contestation semble impossible. Pourtant, je décidai alors qu’une groseille pouvait pousser sur un cassissier. Dans mon travail, j’essaie de mettre en œuvre ce possible, et de le montrer.

Pascal Beausse : Tu souhaites rendre possible l’improbable ou en suggérer la possibilité ?

Benjamin Hochart : En fait, il ne s’agit de dire ni que c’est possible ni que c’est impossible, mais de prendre la position du « peut-être ».

Pascal Beausse : Tu conçois l’art comme un espace de spéculation… Et malgré tout, tes pièces affirment un monde, elles engendrent un espace, elles créent même parfois une forme de théâtralité.

Benjamin Hochart : Elles affirment tout de même une forme d’autorité. Pour moi, la sculpture se doit d’être ainsi: majestueuse, autoritaire et historique. Et dans le même temps, elle se doit d’accepter un potentiel de choses très variées mais aussi très précises. Je crois que la sculpture doit être un ensemble de bribes et tout à la fois constituer un tout. Des bribes, au sens où elle bégaie quelque chose avec insistance à celui qui la regarde. Et en même temps, le bégaiement crée d’autres sonorités, d’autres mots qui vont être une source de projection. Et c’est sans doute là pour moi le lieu de l’altérité. Elles n’échappent pas pour autant à une identité très forte, à une part d’autobiographie, de nostalgie de l’enfance, de thèmes récurrents ou ponctuels, mais elles essaient d’être ouvertes au possible.

Pascal Beausse : Comment qualifies-tu tes sculptures ? Tu en parles comme de tes « chose »…

Benjamin Hochart : Dans ce catalogue, Nicolas Garait parle de mes sculptures en évoquant « les carcasses de l’artiste ». Je ne sais pas si je le lui ai suggéré, mais il y a quelque chose de cet ordre-là. C’est un peu comme des parties de soi-même que l’on largue à un moment donné. C’est un besoin car, tant que ce n’est pas fait, elles tambourinent à la porte. Il y a donc cette idée animale, anthropomorphe… Elles font partie d’un petit cortège de choses qui me suivent, qui me persécutent à un moment donné et puis qui s’arrêtent de le faire si je les largue – elles fonctionnent alors à côté.

Pascal Beausse : On pourrait entendre là une conception venant de la psychanalyse…

Benjamin Hochart : Quand j’ai commencé à étudier l’art, à Beauvais, j’avais un professeur qui était aussi analyste. Il m’a enseigné que deux choses dirigent le monde : le sexe et la mort. De cette façon, je veux être à la fois dur et doux. Séduire. Je veux qu’il y ait dans mes sculptures quelque chose de l’ordre de la sensualité, que l’on ait envie de les toucher comme s’il s’agissait d’une personne. Et en même temps, il faut que l’on ait peur de se faire mal parce que c’est aiguisé, effilé. J’aime bien ce genre de paradoxes. Il me semble que les choses ne peuvent pas être implacables, inflexibles… tout en l’étant. Cela doit être proche d’une sensibilité, d’une douceur, puisque je cherche à ce que mes sculptures soient objets de désir - et en même temps, qu’elles soient objets de réflexion et, pourquoi pas, repoussantes.

Pascal Beausse : Ton programme, c’est d’injecter de la sensualité dans la sculpture contemporaine ?

Benjamin Hochart : Pas seulement ! De la brutalité aussi. Du paradoxe, surtout.