Benjamin Hochart, La démocratie directe des formes, 2018

Pedro Morais, le Quotidien de l’Art, n°1457, 15 mars

Pas de hasard si, pour sa récente exposition au studio Pilote à Paris, l’artiste convoquait deux femmes activistes : à la fois la «politique de joie de vivre» de Ynestra King, figure de l’écoféminisme (une mouvance qui est l’objet d’un intérêt renouvelé avec la publication du recueil Reclaim), et la célèbre phrase attribuée à Emma Goldman, figure majeure de l’anarchisme – «Si je ne peux pas danser, je ne veux pas votre révolution» – qui lui a servi de titre.
Car l’élément principal de l’exposition, une série de bannières intitulées Président·es, ne manque pas de mordant concernant les représentations du pouvoir et les blasons d’autorité. Si la banderole ou le drapeau connaissent un nouvel élan actuellement dans l’art, Benjamin Hochart élargit leur potentiel en se posant la question: «Qu’est-ce que représenter ?» Pas vraiment un peuple ou une cause donc, mais notre rapport à la figuration. Inscrivant ses formes sur des tissus pouvant aller de la toile de Jouy au wax, il emprunte une panoplie de figures lui permettant de jouer de nos projections anthropomorphiques (le rictus de Jack Nicholson dans le film Shining, des silhouettes d’une affiche de Rauschenberg pour la chorégraphe Trisha Brown, une boîte pédagogique Montessori ou ses propres mains en mode hypnotiseur) et d’affirmer son goût cannibale pour la bande dessinée et les contre-cultures graphiques.
Délaissant ses déflagrations dessinées, le textile a permis à l’artiste de poursuivre son attachement au monstrueux mais, telle cette bannière avec un intestin, l’ingestion a pris une dimension plus rituelle, animiste et transculturelle.1.

Marcadet - Quatre Chemins / aller retour, 2017

Andrea Novoa Rodriguez

Je me suis rendue compte aussitôt.
Mon corps est devenu partie [1] de l’histoire dès le début, sans le savoir.
Ou alors je ne voulais savoir. Et pourtant.

L’été s’était déroulé en joie, en angoisse, en réflexion. Une saison chargée d’écriture et de lecture, arrosée d’une musique constante, trop forte dans mes écouteurs. Un Florilège. La fin a été marquée par l’éclipse solaire totale du 21 août. Une autre s’était produite en 1979, mon année de naissance. Je ne me souviens pas. Je ne crois pas aux coïncidences. Nous sommes en 2017.

Bref.

La descente pressée vers la ligne 4 inaugure la rentrée. Je remets mes écouteurs. Je me sens protégée de tout autour. La plupart du temps la musique assourdit le tout, des visages [2] défilent, j’entends pas les «accidents de passagers». Parfois les entrailles de Paris coupent la 3G et là, l’angoisse, les corps à mes côtés reviennent, de rouille et d’os. Ça va pas. J’ai souscrit un Spotify Premium depuis. Je n’ai qu’à monter le volume et tout ira bien.

Niveau zéro, brille le soleil. Je survole [3] la ville, je galope mon son, mon pas rapide et rythmé. Je ne correspond pas à ce décor, ma musique trop forte non plus. Guilty pleasure [4]. Je veux que ce son ne s’arrête pas [5]. L’artiste ouvre la porte, on se sourit, je rate ses premiers mots avant de couper l’app protectrice.

L’atelier abrite des images qui sont des mots et les mots que l’on prononce tout le long deviennent des images. Mon quelque chose avec Les mots et les choses, je me dis que ça n’arrive pas qu’à moi [6]. Tout ce que je vois, tout ce qui est dit, pressenti, relève d’un extraordinaire que nous ne retrouvons que dans la vie de tous les jours, dans les transports en commun [7].

Sur le mur, une affiche [8] sans année, est datée au même moment que l’un de mes textes. Ça me fait sourire et je me dis que les fragments [9] tirés de cette rencontre sont la juste suite de nos conversations précédentes.

On se dit à bientôt. Je pars le sourire affiché et reprends la route. Je commence à écrire dans ma tête la lettre que vous lisez à présent. Je la finirai le 20 septembre 2017 à Genève tandis que des hélicoptères remplissent le ciel de Barcelone et que la Guardia Civil intervient des Institutions Publiques Catalanes à la recherche d’un futur passé que l’on pourrait dater en 1936. L’espoir consiste à attendre et tout ce qui est né de l’affection relève du genre épistolaire, je finis donc ma lettre portée par une nostalgie certaine, pas triste, plutôt comme dans une folie à deux.

PS: Je remonte le volume à nouveau. Quand même.

Andrea Novoa Rodriguez, septembre 2017

  1. Partie d’un corps social qui prend chez Benjamin Hochart forme tissée, floue, mouvementée, terrifiante, inquiète, rassurante. Les oeuvres présentes parcourent d’une manière aboutie et ouverte les problématiques soulevées dans son corpus de travail. Estampes, tissus et vidéo ont un statut de dessin ou peinture, sources et langages qui lui tiennent à coeur.

  2. Ces visages viennent préfigurer la série Président·es que je vais découvrir chez Benjamin. Anna (Haifisch), Robert (Rauschenberg), Mike (Kelley), Maria (Montessori), jusqu’à 15 candidats potentiels que l’artiste décrit dans des portraits d’un réel fragmentaire, autant déçu que dans l’espoir. Ses bannières semblent vouloir capter les visages sans nom que l’on croise en permanence, et dont nous fournissons la bande son, tel que je le faisais ce matin même.

  3. Un certain sentiment de dépassement nous envahit face au travail de Benjamin Hochart. Partie prenante et produits, protagonistes et spectateurs de notre monde, il nous pousse à en prendre conscience tout en gardant le doute de ce futur possible - ou pas. Intelligence artificielle, culture populaire, science fiction, art brut, une panoplie de sujets qui lui servent à composer des portraits sociétaux. Alan Turing, tu aurais dû nous prévenir!

  4. Un geste irresponsable et engagé, léger et féministe. Des mauvais morceaux écoutés sans l’avouer à personne. Joie de vivre. If I can’t dance in your revolution, I’m not coming. Ces mots, jamais prononcés par l’anarchiste féministe Emma Goldman, synthétisent pourtant sa pensée et donnent titre à l’exposition que Benjamin Hochart présente à la Fondation Spatiu Intact du 06 octobre au 15 décembre 2017. Culture populaire et savante se rejoignent dans un même élan.

  5. Accélération d’une société prise et apeurée par le vertige de sa vitesse. Des codes d’une époque que Benjamin Hochart tisse pour les questionner. Collection de tendres clins d’oeil à la mocheté, ses Président es sont des assemblages de malaise, de l’embellissement pourri, du séduisant malade. Des formes anthropomorphiques et molles prennent place sur ces blasons contemporains mixant époques, imaginaires et couleurs, et deviennent clameur politique. Qu’est ce que l’art?

  6. Benjamin Hochart déploie un langage qui maitrise les mots les dépassant, les traduisant en images de toutes natures, dont la lecture atteint les esprits les plus divers.

  7. «Dans l’Athènes d’aujourd’hui les transports en commun s’appellent «metaphorai». Pour rentrer à la maison, on prend une «métaphore» - un bus ou un train. Michel de Certeau, dans L’invention du quotidien (Gallimard, 1990)

  8. Affiche de son exposition Zombies Demain, que l’artiste présente un 17 avril à l’année imprécise. Le slogan «no love story, no hero, no heroine, no message, no questions, no answer» résume l’univers de l’artiste. Dans ma tête titillent les mots «no future». L’absence d’année sur l’affiche hésitant à dater la fin de l’avenir, revenant à l’espoir que tant de «non» semblent épuiser.

  9. Des images – ou des tableaux pour reprendre les mots de l’artiste – animés plutôt qu’une vidéo d’animation, Seul sur le sable est une pièce muette au son aigu. Récit sans fin qui défile fragmentaire et cousu, elle fait face aux Président·es et devient son décor, comme un papier peint qui serait, de toute façon, pour tous et pour toujours le même et son contraire.

Benjamin Hochart - La tapisserie populaire, 2014

Fabienne Bideaud

Les images sont la base et l’inspiration du travail de Benjamin Hochart. Provenant de magazines populaires, d’ouvrages de littérature, de manuels d’histoire de l’art, d’internet, en couleurs ou en noir et blanc, elles sont collectées, archivées, assemblées, mises en parallèle. De ces associations naissent des dessins, des peintures, des installations, un travail en céramique ou des tapisseries. L’artiste est influencé par les arts populaires et s’en approprie les techniques artisanales.
La tapisserie l’intéresse pour la position qu’elle offre entre art et artisanat: « un engagement sensible, historique et politique mettant en jeu un savoir faire: force de résistance active face à la dématérialisation de tous les supports de son et d’image » [1].
Sur la surface tapissée émerge la présence d’images dites « référentes », entre abstraction et figuration. Benjamin Hochart souhaite pousser ce système à son paroxysme en atteignant les limites de l’association d’images hétérogènes, toujours dans sa quête de dé-hiérarchisation des genres et des valeurs.
Il regarde les grands artistes de tapisseries français: Lucien Coutaud et Jean Lurçat. La tapisserie est un medium qui fut souvent assimilé aux arts décoratifs et non considéré comme une œuvre d’art en tant que telle. Elle a pourtant connu un statut privilégié au sein de la création d’œuvres contemporaines dans les années 1970, où elle est devenue sculpture puisque pensée et conçue non plus dans la planéité mais en volume. Le début des années 1980 voit cette technique tomber en désuétude puisqu’il semble impossible d’emmener la tapisserie au-delà de la dimension sculpturale.
Nous assistons actuellement à un regain d’intérêt pour ce medium par une jeune génération d’artistes qui pose la question de la hiérarchie des genres et des valeurs conférées à une pratique dite artisanale, dont fait parti l’artiste Benjamin Hochart.

Texte AIC DRAC Ile-de-France – 2014

  1. Extrait de sa note d’intention pour la demande d’AIC 2014.

Nouvelles/Jardins, 2013

Maxime Thieffine

Pour sa deuxième exposition à la galerie M. & T. de la Châtre, Nouvelles/Jardin, Benjamin Hochart prolonge la série des Dodécaphonies (inaugurée en 2007) et réactive la méthode qui détermine leur production. Pour rappel, l’artiste choisit «un certain nombre d’outils (crayons, feutres, encres, spray) pour lesquels il décide d’un ordre d’utilisation, chacun devant être utilisé une fois avant de pouvoir l’être à nouveau; de surcroît, un geste particulier est assigné par outil» [1]. Il est essentiel d’aller au-delà de cette façon de produire, consignée dans les Répertoires, et richement commentée [2], pour s’arrêter devant le travail fini et en déployer les effets.

On pourrait voir dans ses grandes compositions un retour du refoulé pictural français, celui que la domination de l’art américain depuis les années cinquante à oblitéré: la nouvelle école de Paris (versant Wols, Hartung ou Riopelle) et ses descendants américains (surtout Joan Mitchell, Sam Francis ou Mark Tobey). Cet art de l’énergie gestuelle expressive et de la composition colorée a été éclipsé par la distance et le calcul Duchampien. Mais cela serait trop simple, on voit bien qu’ici le remplissage et la saturation des surfaces sont minutieusement organisés telle une marqueterie ou une tapisserie. D’autres voies ont été ouvertes entre ces deux visions de l’art, trop caricaturales et datées dans leur antagonisme.
On ne distingue maintenant plus si clairement l’ironie bienséante qui préfèrerait penser plutôt que de regarder - l’art en habit du dimanche dirons-nous - de cet autre art, débraillé ou en charentaise, qui ne saurait même parler. Les stars du grunge savent désormais porter le smoking. On sait composer avec le bruit. Les formes nées de la modernité se sont répandues hors de l’art, dans la culture populaire (commerciale ou folklorique) que les artistes ont en retour intégrée. D’ailleurs, Benjamin Hochart n’est pas peintre, un oeil attentif saura rapprocher son travail, son trait et ses gestes d’un art du dessin, noble et débraillé à la fois, la bande-dessinée. Les comics, cartoons, illustrés, mangas, albums et fanzines ont été un bain de jouvence et de fraicheur pour des artistes comme Dubuffet, Lichtenstein, Erró ou Falhström. Cet univers leur a permis de repenser (entre autres questions) le lien entre le plaisir de faire et celui de voir.

Dans la première série des Dodécaphonies, grouillaient spirales et efflorescences volcaniques: crevasses, écumes, nuées, langues de feu, éclairs, cristaux, pluies, étincelles, radiations, autant de phénomènes météorologiques, thermiques, organiques, tous très dynamiques qui, si on les imagine sous le crayon d’un auteur de BD se doivent justement d’être réinventés visuellement, pour raconter une histoire ou ponctuer une page. Dans les nouvelles Dodécaphonies, feuillages, plumes, ailes, spirales, tentacules, coraux, alvéoles, doigts, déchirures s’infiltrent et apparaissent plus nettement dans des tons clairement acides, tropicaux et radieux, aériens (et moins telluriques que jadis) plus proches des Iles Marquises, mais après des essais nucléaires (ou serait-ce même pendant?).

Ces amalgames compulsifs et hyper denses évoque finalement plutôt les artistes bruts (comme Judith Scott, Augustin Lesage ou Fleury-Joseph Crépin) ou le bouillonnement de la musique psychédélique bruitiste (tel Lightning Bolt et les illustrations de Brian Chippendale) ou encore des artistes jouant avec le décoratif tel Atsuko Tanaka ou Philip Taaffe. C’est là que s’établit la distinction avec les peintres expressionnistes des années 50, Benjamin Hochart pratique le catalogage et l’émergence d’un langage autonome et systématisé, dont l’Hourloupe de Dubuffet serait la matrice. Il est autant dans l’échantillonnage et le photoshopage (détourage, extraction, décalque, déplacement, copie, variations) que dans l’invention d’une immense case de B.D. que les cadres épais et graphiques sont chargés de contenir. Une case où seraient imprimées toutes les onomatopées visuelles, débordements graphiques, punctum, coups d’éclats et explosions que sa rétine ait pu mémoriser au fil des années: un cadavre exquis mais tout seul. On perd ainsi la logique du récit linéaire pour être dans une simultanéité totale et l’égalité hiérarchique de tous les éléments.

La nouvelle série des Fils (2013) réalisée en duo avec sa compagne et danseuse Marie-Charlotte Chevalier, semble justement sortir et flotter au devant de ces amas tissés serrés. Chaque fil tendu du sol au plafond relie différents fragments de céramique, émaillés ou non, qui sont les traces de gestes. Imprimés à quatre mains à partir d’une liste de verbes issus de l’analyse des facteurs du mouvement de Rudolf Laban, ils s’enchainent dans un sens de lecture vertical. Sculptures abstraites, phrases télégraphiques, partitions enregistrées, ces nouvelles pousses grimpantes sortent du sol en même temps que ces bouts de terre pleuvent du ciel. Elles soulignent le rapport essentiel du travail (dessiné ou pas) de Benjamin Hochart avec l’espace et son rapport particulier au sol.

J’aime imaginer cette situation cartoonesque, de Benjamin Hochart à quatre pattes sur les trottoirs de New-York en train de frotter ses feuilles A4 au graphite pour en conserver l’empreinte. Je l’imagine tout content de revenir le sac à dos plein de ses trouvailles au ras des pâquerettes dont il va ensuite explorer la matière, le bruit visuel de la ville, en agrandissant ces traces à la photocopieuse jusqu’au format A0 pour la série des Sols (2012-2013).

Son rapport à la trame, textile et urbaine, lui permet de resserrer le lien entre le haut et le bas, de raccommoder l’écart qui se tend sans cesse entre le sol, le sale, la ville et ses souterrains culturels, sa sous-culture populaire, son repli adolescent, son mauvais goût et la culture dite haute, celles des tableaux qui tiennent au mur. L’artiste utilise des procédures de la BD, de l’édition comme celles des beaux-arts: le geste humble du remplissage et de coloriage, une codification systématisée mais capricieuse, du papier mais tendu sur châssis, de la céramique qui flotte, des photocopies magnifiées, une organisation sérielle du travail autant que le fait main/do-it-yourself, toute une mythologie personnelle paradoxale.

S’il faut donc chercher un lien avec les années 50, il faudrait finalement regarder ailleurs, là où les catégories culturelles, sous l’impulsion de la mass culture américaine et ses courants dissidents, ont commencé à devenir étanches et floues, lorsque les avant-gardes ont rencontré la BD puis le punk. Ce moment de contamination stylistique, Benjamin Hochart a grandi dedans, à l’image d’une sculpture de Tetsumi Kudo, semblable à une fleur mutante et bâtarde où le dessin de la BD s’est émancipé de la feuille et de l’album, où le trait vit dans l’espace et en grand format tout en restant fidèle à son énergie et à sa réserve imaginaire.

  1. Voir « Le dessin par le milieu » de Johanna Carrier, dans Benjamin Hochart, Ed. Adera, 2012
  2. Voir l’interview de l’artiste par Joana Neves dans la revue Roven #3, 2010